Témoignage 13. Sur le continuum des violences, placer la violence institutionnelle

Ce texte est un extrait du cinquième témoignage de la série “Enseigner la pratique de l’enquête de terrain”, tirée d’entretiens effectués avec des encadrant·e·s.

Dans l’encadrement de thèse, il y a le cadre méthodologique et donc le rapport au terrain et aux relations d’enquête. Qui sont des relations sociales, avec tout ce que cela implique en termes d’appartenance des personnes qu’on enquête et de l’image qu’ils vont avoir du ou de la thésard·e. Il s’agit de conscientiser les positions sociales respectives, et grâce à ça se préparer au terrain, le penser. Pour que ce soit la personne en thèse et non pas la direction de thèse qui fasse des choix méthodologiques en connaissance de cause.

Et si on en arrive au point où il y a un problème avec un ou une enquêtée, on discute des stratégies à mettre en œuvre pour faire face à ce problème, en réfléchissant aux coûts de chaque stratégie. Le but, c’est évidemment de protéger la personne, mais tout en faisant attention à ce que la personne confrontée au problème ne se retrouve pas à en payer le prix. Dans certains cas, la thésard·e ne voudra pas que vous interveniez. Toutes ces discussions doivent se faire en concertation.

Mais la direction de thèse, c’est aussi pour moi une socialisation au monde académique. On entre dans un monde professionnel, il s’agit de comprendre comment il structuré, y compris du point de vue des rapports de domination. Pour moi, c’est 50% du travail d’un directeur ou d’une directrice de thèse : de socialiser aux codes du monde académique et notamment à l’informalité de ces codes. D’accompagner dans la lecture et la déconstruction des rapports de pouvoir, mais aussi des routines de travail, de la structuration des activités et des transformations dans l’université.

Intellectuellement je trouve ça hyper intéressant la relation de thèse, mais institutionnellement je trouve ça dur et violent. On forme des personnes dans un environnement délabré, avec peu de perspectives d’avenir, de carrière et une mise en concurrence à tous les étages. Donc dans une certaine représentation de l’excellence dont on sait très bien, en tant que sociologue, ce que cela recouvre. Il y a des institutions qui se cassent la gueule partout, que ce soit l’hôpital, le système de santé psychiatrique, l’université, et tout d’un coup, tout retombe sur le ou la directrice de thèse.

Du côté des titulaires qui encadrent, concrètement ça veut dire pas de vacances, pas de week-end, et 55 heures par semaine à travailler. Tu fais attention parce que tu ne veux pas que ta fatigue se reporte sur les personnes dont tu encadres la thèse. Mais il y a des moments où tu n’en peux plus, tu es isolée, et là tu peux avoir peur de devenir violente à ton tour. J’ai déjà pu le ressentir, je commençais à être moins patiente et agacée avec mes étudiant·es. C’était horrible, parce tu te dis “peut-être que j’ai dit quelque chose à un ou une étudiante, où ça a été violent, et peut-être que je ne m’en suis pas rendu compte”. Et dans une relation aussi proche que celle de l’encadrement de thèse, il faut toujours être très attentif à ça. Même dans les moments où tu n’en peux plus, où toi-même tu es fatiguée, fragilisée.

C’est pour ça que je trouve que le continuum de la violence de Liz Kelly est utile : cette idée de ne pas donner une définition a priori de la violence parce que, selon la position que tu occupes, ta graduation de la violence ne va pas être la même. Et donc vu la position que j’occupe, pour moi la violence elle ne se situe pas sur mes terrains d’enquête, que je vis comme des bouffées d’oxygène. Les violences peuvent y être présentes, mais je ne les vis pas de la même manière que les violences que je vis dans mon travail au quotidien. On en revient à ce point : ce que je vis le plus mal, c’est ce qu’on est en train de vivre institutionnellement, c’est cette violence institutionnelle, qui repose sur tes épaules parce que tu es l’interface avec les étudiant·es. Cette violence-là, elle est horrible et elle est genrée.

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