Témoignage 12. Les entretiens comme des interactions : rapports de pouvoir, négociations et stratégies

Ce texte est un extrait du cinquième témoignage de la série “Enseigner la pratique de l’enquête de terrain”, tirée d’entretiens effectués avec des encadrant·e·s.

Concernant les stratégies à mettre en place, ça me rappelle quand j’étais harcelée par des profs quand j’étais étudiante. J’avais des copains à qui je disais, “tiens, j’ai rendez-vous avec tel prof, si au bout de 10 minutes, je ne suis pas sortie, ou au bout d’une demi-heure, tu tapes à la porte et tu lui poses une question débile. Et moi, j’en profite pour sortir”. C’est des stratégies qu’on développe. Et donc en entretien, quand il y a une personne insistante, on ne va pas mettre les mêmes stratégies en place, selon si c’est en face à face ou par mail, téléphone, etc. On va juger du lieu où on va le rencontrer et faire l’entretien. Et si ça ne marche pas, à un moment donné il faut faire rentrer un tiers dans la boucle. Mais ce n’est pas parce que ton terrain ne traite pas de genre ou de sexualité que tu ne vas pas rencontrer de difficultés.

Pour donner un exemple concret, un enquêté, quand j’arrive pour l’entretien, m’impose la bise. C’est une intrusion. Il impose ça comme un rapport de domination. Je suis un peu surprise, mais je décode vite pourquoi il fait ça, donc ça ne me perturbe pas plus que ça. Il y a des thématiques qui mettent les enquêtés plus ou moins à l’aise. Dans le cadre de certaines enquêtes, parler de sexualité par exemple, c’est normal, ce n’est pas de l’intime. Là on allait aborder des questions liées à l’économie, et c’est ça qui ne le mettait pas à l’aise. Et donc il essayait de me déstabiliser en disant, mais ce sur quoi vous travaillez, ça n’a pas de validité, enfin les trucs habituels quand ils ne veulent pas répondre. Et puis, je sens bien que pour lui, une femme qui s’occupe des questions économiques, ce n’est pas… Mais voilà ça ne me déstabilise pas plus que ça. Et en fait, je deviens encore plus compétente dans ma manière de parler d’économie. Je surjoue ma compétence. Et au moment de partir, j’ai “gagné” – si on peut parler de gagner. Parce qu’il est mal à l’aise. Je pense que dans son scénario, il pensait rester dominant en imposant sa bise, et en fait il n’y arrive pas. Donc je lui tends la main et on se serre la main. C’est un jeu de négociation.

Mais c’est un terrain que personnellement je n’aurais pas fait à 20 ans. Là j’avais 40 ans, c’est autre chose. Pour se protéger, je pense qu’effectivement, l’expérience joue beaucoup. Moi je suis assez capable d’avoir une certaine froideur, je veux dire aussi une froideur de me mettre à la place de l’autre et de me questionner sur ce qui se joue pour l’autre. Et à partir de là, de me dire qu’en fait ce n’est pas de moi dont il s’agit. Je ne vais rien projeter, c’est-à-dire que je ne vais pas l’interpréter en fonction de… Le coup de la bise par exemple, si je l’avais interprété en me disant que c’est une agression, je l’aurais vécu différemment. Mais là, je me mets à sa place, je me dis qu’il est en train de vivre quelque chose qui pour lui aussi n’est pas habituel, il est déstabilisé dans ses rapports de pouvoir habituels. Et donc nous aussi, face à des tentatives de déstabilisation, on peut recadrer, en nous appuyant sur des cas précis de l’enquête. Il essaye de m’amener vers où je ne veux pas aller, et moi, en m’appuyant sur du concret, des choses tangibles, je le ramène vers mon sujet. C’est une des manières de faire.

Voilà pour la méthodo. Mais ce qui m’agace le plus c’est les terrains où vous avez affaire à des personnes entre guillemets non stigmatisées, qui sont dans des milieux au contraire très valorisés, mais qui vont être dans cette espèce de cabotinage de séduction. Et certains essayent d’imposer ça dans l’entretien. Mais en même temps, ce n’est pas réducteur au fait de vouloir imposer un ascendant, de vouloir sexualiser. Non, c’est aussi une question d’ego. Il faut un peu déconstruire ça… Ça permet de l’analyser autrement, de ne pas le prendre pour soi.

---

---