Témoignage 6. Les relations d’obligation dans l’enquête

Ce texte est le premier témoignage de la série “Enseigner la pratique de l’enquête de terrain”, tirée d’entretiens effectués avec des encadrant·e·s.

Pour moi, le terrain, ça s’apprend. (…) Je pense qu’on a des outils en sociologie, en ethnologie, qui nous permettent d’être outillés, d’avoir des techniques, que ce soit comment aborder un terrain, comment on préserve des relations humaines tout en conservant de la distance etc. Je pense par contre qu’il y a un vrai déficit de formation aujourd’hui.

Je ne dis ça pas dans un registre accusateur mais (…) dès la 1ère année, on faisait du terrain tout le temps, donc on expérimentait des observations, des entretiens tout le temps ! Donc (…) il y avait une confrontation à l’enquête et donc forcément on avait des retours du style « on m’a refusé un entretien », « la personne a été agressive ». On avait ces retours et on apprenait en marchant dès l’âge de 18-19 ans jusqu’a 22-23 ans, ce qui est quand même pas mal parce que du coup on a quand même résolu quelques questions au moment d’attaquer un terrain un peu plus important et notamment on a expérimenté des situations pas forcément simples. Parfois ces terrains expérimentaux menés à deux ou en collectif permettaient de désamorcer le problème et donc je trouve que ça facilite les choses.

Aujourd’hui je trouve que les étudiants qui arrivent en thèse sont beaucoup moins expérimentés. (…). Et j’ai l’impression que ça a été beaucoup substitué par des formations autour de l’éthique (…). Quand je fais des cours je parle du terrain, de comment on fait un terrain, les méthodologies, comment on analyse ses données et j’ai un peu tendance à dire vous êtes un collectionneur et il faut pas être face au vide, il faut y aller faut foncer, je les encourage à enchaîner les entretiens, ne pas laisser passer 15 jours entre chaque contact. Quand on démarre un terrain, il est préférable d’y aller tous les jours, revenir, se faire connaître, construire des relations, toujours dans des horaires professionnels, et ne pas rentrer dans les espaces personnels. (…) Je pense que ce qui est important c’est de vraiment développer une méthodologie de terrain, avec un vrai emploi du temps bien construit. S’installer dans un rapport à l’emploi, on réalise un travail et du coup ne serait-ce que par ça, par ces limites qu’on impose (…), qu’on se construit nous-mêmes ça permet effectivement de se protéger et de ne pas se retrouver dans un espèce de flottement ou d’errance qui amène obligatoirement à se poser des questions et à se retrouver dans des situations ‘complexes’ à gérer (…). Si je fais mon terrain, je dois y aller tous les jours, mes 30/40 entretiens, je prends rendez-vous, je me déplace, je les fais, je rentre, je retranscris, je ne vais pas boire des pots derrière avec l’interviewé, je ne vais pas manger avec les gens que j’interview, donc j’essaye de ne pas interviewer des amis d’amis, j’essaye de construire une espèce de distance, [une relation] professionnelle ! J’écris avec un mail institutionnel, voilà.

Séparer les choses (…) pour pouvoir ensuite soi-même faire le tri et être capable de dire bah là cet entretien il ne s’est pas passé comme je voulais et ça pose d’autres questions mais réfléchir à ces questions là en étant dans un contexte qui protège en fait. (…) J’essaye de dire [à mes étudiants et étudiantes], quand on ne le sent pas il ne faut pas y aller, et puis il est préférable de créer un vrai agenda de travail, endosser le rôle de la personne sérieuse, pas drôle, pas festive. (…) Sinon [le risque c’est de] créer des relations d’obligation. Pour moi c’est ça aussi ce que ça veut dire, c’est que ça crée des relations d’obligations qui nous amènent obligatoirement dans des interactions qui sont un peu différentes. (…) Il faut des horaires, il faut varier les situations d’observations si c’est de l’observation, et se tenir à des horaires … cela évite des emboîtements qui sont immanquablement en sciences sociales difficiles à gérer.

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